Depuis quelques années déjà, les actions du Conseil des arts du Canada (CAC) sont résolument tournées vers le numérique. Alors que le milieu du théâtre reconnaît la valeur indéniable de ses outils pour faciliter la production et la diffusion, il en est tout autrement lorsqu’il est question de création.
Encouragé par la vague d’initiatives artistiques qui a soulevé nos écrans depuis le début de la crise, un discours optimiste, quoique malheureusement tendancieux, prend de l’ampleur à l’effet que la survie des arts passera par une migration vers le web. Il est vrai que les espaces virtuels de communication nous réconfortent. Nous voulons croire qu’ils remplaceront adéquatement le réel, sinon comment envisager les mois, peut-être les années à venir ? Cependant, pour mieux participer à la mutation actuelle du monde, il nous faut d’abord être honnêtes : la nature directe des arts vivants est, en général, incompatible avec le numérique.
C’est peut-être stupéfiées comme nous devant la perspective d’un durable no man’s land d’arts vivants que tant de voix s’élèvent pour brandir la planche de salut du numérique. Liza Frulla et Louise Beaudoin, deux grandes dames de la culture, affirmaient en entrevue à Radio-Canada que le milieu culturel allait devoir se réinventer à travers le numérique. Dans un billet de blogue publié le 19 avril dans la Presse, Simon Brault, directeur du CAC, nous invite « à envisager la suite des choses avec une véritable volonté d’expérimenter et d’innover » et à « l’adoption rapide et généralisée des outils numériques ». Il réitère sa position cette semaine, toujours dans la Presse, insistant sur le fait « qu’il faut qu’on favorise la réflexion sur le numérique […] ». Le CAC s’associe d’ailleurs à Radio-Canada pour offrir le programme Connexion création afin de financer la création ou l’adaptation d’une œuvre numérique.
Le problème n’est pas dans la création d’une telle mesure, ni dans la foi exprimée envers les artistes. Le problème est dans le caractère monolithique du discours entendu. Nous sommes perplexes devant cette propension à croire que de pratiquer une forme d’art revient à pratiquer tous les arts et qu’il suffit donc aux artistes de toutes disciplines d’intégrer le web pour continuer d’exister. Chaque secteur exige une expertise qui lui est propre. Un danseur n’est pas artiste visuel, qui n’est pas réalisateur. Certains artistes choisissent d’adopter dans leur pratique les outils du numérique avec une joie sincère. C’est formidable. Chaque démarche artistique se doit de demeurer radicalement libre. C’est justement cette liberté que nous réclamons aujourd’hui : celle de rester fidèles aux arts vivants. Pas parce qu’ils sont meilleurs que les arts numériques, mais parce que leur nature est autre et doit être préservée.
Le théâtre est l’art du rassemblement. Sans la rencontre directe avec le public, le théâtre n’est pas. Sans cette conscience délicieuse et dangereuse de la faillibilité de l’humain là devant soi, le théâtre n’est pas. Sans la mystique conscience de partager un moment unique, aussitôt enfui, le théâtre n’est pas. Sa qualité existentielle repose sur son éphémérité. C’est ce qui survient entre les corps rassemblés qui est théâtre. Ce sont les idées et les sensations qui circulent entre les esprits présents qui sont théâtre. Nous construisons des univers multiformes, intégrons les nouvelles technologies, nous unissons parfois à d’autres disciplines, mais rien de cela n’affecte la nature profonde des arts vivants, qui répondent au besoin préhistorique de l’humain d’être au milieu des siens, de s’observer être en la présence cathartique de ses semblables.
En ces temps inédits, le numérique est un diachylon que nous apprécions pour ce qu’il est : un moyen de garder le contact avec le public et de lui offrir quelques succédanés aux spectacles qu’il attend. Certaines initiatives réjouissantes et porteuses dureront. D’autres sont créées pour être temporaires, pour garder la tête hors de l’eau le temps que la tempête passe. Ce qui risque d’être long.
Sans tout connaître des scénarios de déconfinement, nous savons déjà que les mesures de distanciation seront maintenues. Il nous faudra encore longtemps avant de nous revoir dans une salle de spectacle. La priorité du milieu du théâtre est sans conteste d’être solidaire, de respecter les consignes de la Santé publique et d’attendre le temps qu’il faudra avant de rouvrir ses portes en toute sécurité.
Nous ne sommes qu’au début de la crise. Il est alors étonnant de lire Simon Brault se réjouir du fait que « […] le choc brutal ne fut toutefois pas le naufrage appréhendé. En quelques jours, des centaines d’artistes ont diffusé leurs créations à partir de leurs studios maison ». Comment est-ce possible, dès maintenant, d’affirmer l’évitement de la catastrophe ? Et ce raz-de-marée numérique est-il vraiment la preuve que les artistes ont trouvé sur le web un moyen de pallier aux fermetures des lieux de diffusion ? Une initiative spontanée née en état de choc n’est pas garante de la volonté, ni de la capacité, d’un artiste à poursuivre dans cette voie - voie presque systématiquement bénévole, il faut le dire. De leurs studios maison dans une solitude contraire à leur pratique, de nombreux artistes craignent présentement que le théâtre lui-même soit emporté par la pandémie, après des millénaires de résistance. Plusieurs sentent que leur devoir, pour l’instant, est d’écouter avec attention et non pas de succomber à leur réflexe de production en apprenant à la va-vite les rudiments du numérique. Certains auront l’occasion d’enfin prendre ce temps de gestation, de recherche et de création sans cesse négligé. Quelques-uns arriveront peut-être, l’immobilité aidant, à percevoir ces choses profondes qui nous sont autrement cachées et à les transformer en œuvres à déployer, un jour, sur scène.
Le théâtre survivra à cette crise. Il se tiendra en veille. Il s’appliquera à affronter sa peur du vide. Il sera patient, mais s’il le faut, il imaginera des façons inattendues de nous rassembler ailleurs que dans nos écrans. Il se jouera devant un public de douze, se dispersera dans un stade de football, distribuera des combinaisons d’astronautes à son public assoiffé de proximité. Peu importe, tant que nous sommes réuni.e.s.
Et puis, quand le moment sera venu, le théâtre ouvrira ses portes toutes grandes et reprendra son rôle là où il l’a laissé. Nous ne voulons pas d’une sortie de crise sous le sceau du numérique. C’est à la source de l’autre, en son contact direct, que nous reprendrons les forces qui nous ont tant manqué.
Cette lettre est cosignée par les membres du conseil d’administration du Conseil québécois du théâtre :
Charles Bender, Isabelle Boisclair, Lesley Bramhill, Mireille Camier, Sophie Devirieux, Geoffrey Gaquère, Maude Gareau, Mayi-Eder Inchauspé, Albert Kwan, Hubert Lemire, Mathieu Marcil, Dany Michaud, Mathieu Murphy-Perron, Jane Needles, Solène Paré, Édith Patenaude, Olivier Sylvestre, Leïla Thibeault Louchem, Pierre Tremblay, Anne Trudel et France Villeneuve.
Moi et l'autre, Théâtre Fêlé © Marc-Antoine Zouéki