Conseil québécois du théâtre
Si j'étais ministre de la Culture : 7e lettre
20 mars 2014 | PARTAGER :        

DANS LE CADRE DE LA CAMPAGNE ÉLECTORALE PROVINCIALE 2014,
LE CONSEIL QUÉBÉCOIS DU THÉÂTRE A INVITÉ DES PERSONNALITÉS PUBLIQUES À S’EXPRIMER SUR LE THÈME
SI J’ÉTAIS MINISTRE DE LA CULTURE.

 

 

Si j’étais ministre de la Culture…
Par Carole Fréchette, auteure dramatique



Si j’étais ministre de la Culture, je chercherais, bien sûr, à convaincre mes collègues du gouvernement de l’importance de soutenir les arts et la culture, et, bien sûr, ceux-ci m’écouteraient d’une oreille bienveillante. Mais, au moment de voter les crédits, ils affirmeraient qu’il faut privilégier les vraies urgences, les vraies nécessités, les vraies affaires : santé des corps, formation des esprits, solidité des infrastructures, développement de l’économie. Alors, au lieu de m’obstiner à leur servir les arguments mille fois répétés — la création artistique , moteur de développement économique,  expression par excellence de notre identité — je décrèterais sur le champ la tenue de « Journées sans culture ». Journées où toute activité artistique, toute manifestation de vie culturelle seraient absolument interdites. Journée sans musique – ni classique, ni jazz, ni pop, ni rock, ni chanson —, toutes les salles de concert fermées, toutes les petites scènes de tous les petits bars des villes et des campagnes désertées, pas de musique à la télé, à la radio, pas même le petit jingle qui introduit le bulletin de nouvelles, pas même les quelques notes de transition qui sont la respiration au milieu des affaires publiques, tous les iPod verrouillés, tous les clips de YouTube brouillés. Journées sans spectacles, sans représentations, sans aucune forme de fiction. Pas de cinéma, ni en salle, ni chez soi, pas de séries télé ni de web séries, pas d’émissions pour enfants, pas de théâtre, pas de danse, pas de performance, pas de cirque, pas de spectacles de rue, interdiction d’ouvrir un roman, un recueil de nouvelles, un livre de poésie, un essai, une bande dessinée. Journées sans art visuel. Tous les musées et toutes les galeries barricadées, mais aussi obligation de cacher toutes les œuvres d’art public, draps tendus sur les statues, les sculptures, les toiles qui décorent les murs des édifices, et même dans les maisons, toutes les maisons, grande opération de masquage des tableaux, photos, dessins, reproductions, lithographies, sculptures, objets d’art qui accompagnent nos jours. Et puis interdiction de jouir des beautés architecturales (là où il y en a !), qu’elles soient patrimoniales ou contemporaines. Obligation de fixer le regard sur les pieds en se déplaçant dans la ville. Au besoin, des œillères seraient distribuées pour s’assurer que l’œil ne puisse pas attraper la courbe agréable d’une corniche, la ligne élégante d’un bâtiment.

Combien de temps dureraient ces « Journées sans culture »? Je ne sais pas encore. Le temps qu’il faudrait pour bien sentir l’enfer suffocant que seraient nos existences dans cet univers de stricte efficacité. Univers sans images provocantes, intrigantes, bouleversantes, sans musiques tendres ou énergisantes, sans possibilité de réinterpréter le monde par l’imagination, de rire et pleurer sur nos vies à travers le destin de personnages inventés. Le temps qu’il faudrait pour sentir le manque, la sècheresse, la déprime profonde, les premiers signes de dysfonctionnement. Le temps qu’il faudrait pour que mes collègues eux-mêmes commencent à manquer d’air et réclament leur film de fin de soirée, leur lecture de chevet, leur toune préférée, la beauté sur leurs murs, le tremblement de l’émoi artistique dans leur poitrine. Le temps qu’ils cessent de me considérer comme ministre du superflu et m’invitent à la table de l’essentiel, ministre de l’équilibre des âmes, du battement des cœurs, de la respiration, ministre de l’oxygène.


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