LA LAVE DES VOLCANS par Olivier Kemeid
Directeur artistique du Théâtre de Quat’Sous
Adieu à Monique Mercure et Michelle Rossignol
La mort les aura donc réunies, ces deux grandes amies qui s’étaient froissées. Elles n’étaient pas faciles, c’est le moins qu’on puisse dire ; leur exigence envers elle-même et les autres était sans limite, et plusieurs d’entre nous en ont fait les frais. Comme il n’était pas facile, non plus, de se tailler une place en tant que femme libre dans ces années-là, si tant est que cela soit aisé aujourd’hui…Comment ne pas voir une émouvante concordance des temps entre l’attribution du magnifique Prix Jovette-Marchessault remis à Catherine Vidal, soulignant la contribution des femmes à l’art théâtral, et la disparition de ces êtres chers ? Oui, Michelle et Monique étaient des pionnières, pas seulement en tant qu’actrices exceptionnelles, mais comme premières femmes à diriger de grandes institutions avec Louise Latraverse au Quat'Sous, précédées par les Yvette Brind’Amour et Mercedes Palomino au Rideau-Vert. Ce que nous devons à ces femmes dépasse l’entendement, car leur combat se sera déployé sur le sable de nombreuses arènes: le théâtre, le cinéma, l’enseignement, la politique culturelle…
Les trajectoires de ces deux astres se sont si souvent croisées ! Elles débutent toutes deux le métier dès la fin des années 1950, en se libérant bien sûr des entraves, le mariage avec le compositeur Pierre Mercure dans le cas de Monique Mercure, elles étudient à Paris, l’une chez Nadia Boulanger, l’autre chez Tania Balachova, participent à des œuvres phares de notre cinéma, J. A. Martin photographe pour Monique, Françoise Durocher waitress pour Michelle, auront chacune leur Tremblay fétiche, Monique jouant la magistrale Albertine montée par Martine Beaulne, Michelle interprétant la flamboyante Carmen chez Brassard, se lieront à des poètes chers à leur âme, Brecht pour Monique – elle aura joué trois fois dans son Opéra de Quat’Sous !–, Gauvreau et Garneau pour Michelle, détiendront des postes prestigieux, l’une dirigeant l’École nationale de théâtre, l’autre le Théâtre d’Aujourd’hui, défendront la culture québécoise par-delà les frontières de la province, Monique comme ambassadrice de l’Ecole nationale d’un océan à l’autre, Michelle à la tête du Service théâtre du Conseil des arts du Canada.
Elles n’ont pas été réunies sur scène souvent, mais ce fut le cas au Quat’Sous, lors de la création de la pièce de Michel Garneau Quatre à Quatre, en 1974, par André Brassard, qui les adorait et les a fait jouer fréquemment dans ses spectacles.
Elles étaient fougueuses toutes les deux. Rieuses. Puissantes. Monique exprimait la force, mais on pouvait sentir son bouillonnement intérieur qui menaçait de rompre les digues à tout moment ; chez Michelle la fragilité se dévoilait plus facilement, sans nier pour autant l’extraordinaire solidité de son socle.
Ceux qui comme moi ont eu la chance de croiser leur route en sont marqués à tout jamais. L’un de mes désirs d’auteur les plus forts était de les réunir toutes deux sur scène, je l’aurai fait par le biais de mon imaginaire : le personnage que Michelle Rossignol jouait dans Bacchanale (Théâtre d’Aujourd’hui, 2008) s’appelait Monique, cela l’avait fait tiquer d’ailleurs. « C’est pour Monique que tu l’as écrit ?» m’avait-elle demandé, l’œil mi-coquin mi-méfiant, j’avais répondu non, elle avait pourtant en partie raison, j’étais inspiré à la fois par Monique Mercure et par Françoise Durocher, toutes ces grandes figures s’entremêlaient dans ma tête, correspondant à l’image que je pouvais me faire des grandes figures de la tragédie grecque moulinées par le rotor de la contemporanéité québécoise, Médée et Hécube traînant sur la Main… Qui d’autre que Monique Mercure et Michelle Rossignol pouvait passer si aisément de la splendeur d’une cour au quotidien d’une cuisine ?
Un soir où le metteur en scène Frédéric Dubois donnait des notes aux actrices, Michelle avait pogné les nerfs contre une comédienne. Je ne sais plus pourquoi, ce n’est pas ça qui est important. Je crois que Michelle s’était tout simplement levée de sa chaise en l’invectivant, mais j’ai eu l’impression qu’elle montait sur la table et allait nous déchiqueter de ses dents. Seuls celles et ceux qui ont croisé une lionne sur leur chemin savent de quoi je parle : je n’ai jamais eu aussi peur de toute ma vie. Frédéric a eu la force de dire « on est fatigué, on rentre et on se reparle demain », Michelle a acquiescé, bon prince, ou plutôt bonne princesse, et le lendemain, celle qui avait subi le feu de sa fureur avait reçu un bouquet de fleurs. Sur la carte il était écrit : « Je sais que des fois j’ai pas d’allure, mais au moins je sais vivre. »
Mon dieu qu’elle savait vivre !
Mon dieu qu’elles savaient VIVRE !
Cette vie qui nous manque tant présentement, ce bouillonnement de force vitale, cette puissance tellurique, cette lave des volcans, Monique et Michelle en étaient emplies comme personne d’autre.
Salut les actrices, salut les grandes femmes !
Nous vous avons tant aimées.
Notre dette à votre endroit est immense.
—
Olivier Kemeid
Directeur artistique du Théâtre de Quat’Sous
Affiche Quatre à quatre © Source BANQ
Photo du haut : Monique Mercure © Toi et tes nuages, André Cornellier / Photo du bas : Michelle Rossignol © Les dactylos et Le tigre, Droits réservés